Michel Baelde


Les Conseils Collatéraux sous Charles V et Philippe II (1531-1578)

La littérature historique fournit très peu de renseignements concernant les Conseils Collatéraux. Généralement, ils sont considérés comme les trois institutions centrales créées, le premier octobre 1531, par Charles V, pour assister Marie de Hongrie, la nouvelle gouvernante des Pays-Bas, dans sa tâche importante. Le Conseil dEtat se composait de membres de la haute noblesse, il ne traitait que des problèmes politiques. Siéger au Conseil dEtat était, toujours selon la littérature, une fonction honorable mais dépourvue dimportance. Le Conseil Privé soccupait de ladministration des affaires publiques, on ny nommait que des juristes, tandis que le Conseil des Finances soccupait principalement du domaine et des questions financières.

Un premier examen de cette opinion révèle non seulement des invraisemblances et des contrastes, mais aussi et surtout de grandes lacunes, ce qui nest pas étonnant compte tenu du fait que le Conseil dEtat et le Conseil des Finances nont jamais été étudiés sérieusement. Pour le Conseil Privé on ne dispose que de louvrage vieilli de P. Alexandre: Histoire du Conseil Privé, Bruxelles 1894. La longue liste détudes dans notre bibliographie ne donne des renseignements dimportance secondaire sur les institutions. En outre, nous avons noté beaucoup détudes qui pouvaient illustrer la mentalité de lépoque ou les questions traitées.

Notre monographie se base principalement sur des archives inédites. Cependant beaucoup de documents ont péri dans lincendie du palais royal à Bruxelles en 1731. Nous avons obtenu nombre dinformations en étudiant la correspondance des souverains et des gouverneurs, conservée principalement à Bruxelles et à Vienne. Nous avons contrôlé aussi une série imposante de comptes à Lille. Enfin, nous avons étudié, dans les archives de Bruxelles et de Simancas, un tas de documents très variés comme des notes de service, des suppliques, des mandats, des arrêts et des ordres de paiements. A cause de linventaire imparfait, chaque numéro de ces archives a été décrit séparément dans notre nomenclature des sources.

Notre souci principal a été de contribuer à lhistoire institutionelle. Les questions politiques, sociales ou économiques, mêmes importantes, nont pas été approfondies.

Il est évident que lannée 1531 a été chosie comme terminus a quo. Cest le premier octobre de cette année que Charles V a édité trois ordonnances pour les trois Conseils Collatéraux. Cependant, nous avons suivi lévolution des organismes centraux à partir de 1477. Lannée 1578 a été choisie comme terminus ad quem. Cest alors quAlexandre Farnèse, le nouveau gouverneur, arriva aux Pays-Bas. Lannée 1578 est un tournant dans lhistoire des questions politiques et institutionelles; cest alors en effet quon a créé, pour la première fois aux Pays-Bas, des institutions centrales révolutionnaires. Après cette date, létude des Conseils Collatéraux des Pays-Bas entiers nest plus défendable.

Quels sont maintenant, en grandes lignes, les résultats de notre enquête? En premier lieu, nous avons démontré quon ne peut pas considérer la réorganisation de 1531 comme étant une nouveauté révolutionnaire. Lorigine des Conseils Collatéraux date sans aucun doute de la période précédente. Voici dailleurs sommairement les moments capitaux; en 1477 il ny a toujours quun seul organisme central aux côtés du souverain, le Grand Conseil. En 1504, cette institution sest scindée en deux: le Grand Conseil de Malines et le Grand Conseil appelé aussi mais plus tard Conseil Privé; en 1531 ce Grand Conseil se divise à son tour en Conseil dEtat et Conseil Privé. A partir de 1504 on trouve un double groupe au sein du Grand Conseil, comprenant dune part des représentants de la haute noblesse et de lautre des juristes. Les premiers furent absorbés, en 1531, par le Conseil dEtat et les derniers par le Conseil Privé. On ne rencontre donc pas de changements spectaculaires. Un seul juriste cependant occupa par la suite une fonction plus importante, cest Jean Carondelet, archevêque de Palerme, qui en 1531, devint président du Conseil dEtat et chef du Conseil Privé. En même temps il obtint aussi accès au Conseil des Finances. Ses successeurs connus sont Louis de Schore et Viglius.

Le second point de notre étude des Conseils Collatéraux du seizième siècle est leur interférence. Il est impossible de maintenir une séparation rigoureuse entre les trois institutions centrales principales, comme il est impossible détudier les Conseils Collatéraux indépendamment lun de lautre. Ils collaboraient tous les trois avec le gouverneur ou avec la gouvernante.

Ceci apparaît dabord dans les compétences respectives. Il va sans dire que chaque Conseil Collatéral avait une tâche complexe et spécifique. Le Conseil dEtat soccupait des aspects très variés de la politique extérieure et intérieure, du contrôle général des principaux problèmes administratifs et religieux et du maintien de la force militaire. Le Conseil Privé était surtout compétent en matière de législation, dadministration et de juridiction. Le Conseil des Finances était responsable de la gérence du domaine, des demandes de subsides et des aides; il contrôlat aussi les institutions financières et règlait les transactions financières.

Malgré ces attributions différentes, on constate que certaines questions furent soumises tantôt au Conseil dEtat tantôt au Conseil Privé ou successivement à chacun des trois Conseils Collatéraux.

En cas dabsence du gouverneur ou de la gouvernante on constate que les trois Conseils Collatéraux sont toujours représentés au collège gouvernementale intérimaire. Déjà, la présence de membres dun conseil à la réunion de lautre est une preuve de leur interférence.

Leur composition en est une autre. Ainsi par exemple, des membres du Conseil Privé, siégeant parfois au Conseil dEtat, tandis que des membres du Conseil dEtat présidaient souvent le Conseil des Finances. Les Conseils Collatéraux nétaient donc en aucune faon opposés lun à lautre. La séparation rigoureuse de ces trois institutions nest quillusoire et fausse.

Voici maintenant quelques précisions concernant la composition du Conseil dEtat. En 1531, il comptait douze membres. Officiellement, cest-à-dire selon les ordonnances, le Conseil dEtat se composait toujours denviron douze membres. Dans la pratique cependant il nen comptait quenviron six. En outre, il y avait le Conseil dEtat restreint, qui secondait continuellement le gouverneur ou la gouvernante et groupait les personnes les plus influentes. On se réunissait presque toujours en petit comité. Dans les circonstances exceptionnelles cependant le Conseil dEtat était composé, non pas de six ou de douze, mais dune vingtaine de membres, comprenant le Conseil dEtat officiel et les membres extraordinaires. Parmi ces derniers, il faut relever les chevaliers de la Toison dor, les gouverneurs des provinces et les membres du Conseil adjoint au souverain. A partir de 1535, deux juristes siégeaient continuellement au Conseil dEtat. De sorte quon y rencontre toujours trois ou quatre nobles à côté de deux ou trois juristes.

Le Conseil Privé était composé normalement de cinq ou six membres. Le nombre de conseillers ordinaires sélevait à huit en 1540, mais linstitution souffrait dun manque chronique de membres parce que beaucoup de titulaires assumaient dautres fonctions importantes. Le Conseil des Finances, inspiré du consejo de haziendo espagnol, avait trois dirigeants, un thésaurier général et deux ou trois commis, en plus dun receveur-général et du personnel subordonné. La collaboration du personnel des Conseils Collatéraux constitue dailleurs un argument de plus en faveur de linterférence des organismes centraux. Laudiencier, le secrétaire du Conseil dEtat et les secrétaires du Conseil Privé travaillaient souvent ensemble quoique des complications inévitables se produisaient parfois.

Un troisième et dernier résultat essentiel de notre étude concerne lévolution des Conseils Collatéraux au siezième siècle.

Dans la littérature historique il y a une certaine tendance à considérer le Conseil dEtat sous le règne de Charles V comme dépourvu dimportance.

Pourtant, le Conseil dEtat a toujours été très actif; ce qui ne signifie pas que la noblesse a toujours collaboré loyalement avec le souverain et avec la gouvernante Marie. Des protestations répétées ont été enregistrées. Dans des incidents de ce genre le noeud de laffaire se rapporte presque toujours au mode de réunion trop limité, en conséquence de quoi beaucoup de nobles assistaient très peu aux réunions proprement dites. Cet aspect est dailleurs étroitement lié aux véritables intentions secrètes de Charles V lors de lérection du Conseil dEtat. Vers 1530, lempereur tendait à un gouvernement autoritaire et personnel. En nommant les nobles les plus considérés, membres de linstitution principale des Pays-Bas, il sassurait de la fidélité de ce groupe important. Lorsquune sélection assez sévère fut opérée pour les réunions quotidiennes, la noblesse se sentait froissée à juste titre. Néanmoins il faut remarquer que lopinion publique pouvait considérer dabord cette même noblesse comme co-responsable de la politique du souverain. Ici nous touchons, si on veut, à laspect spectaculaire de lhistoire des institutions centrales, de sorte que notre étude contribue à lhistoire de la révolte des Pays-Bas contre Philippe II.

La première opposition collective au système gouvernemental sest manifesté en novembre 1555 lorsque les nobles du Conseil dEtat nouvellement nommés par Philippe II, insistaient afin dêtre mêlés plus étroitement au travail gouvernemental. Aucun changement ne se produisit cependant sous le gouvernement dEmmanuel-Philibert de Savoie. En août 1559, lors du départ du roi pour lEspagne, quelques membres du Conseil dEtat furent confirmés dans leur fonction. Le prince dOrange et le duc dEgmont menaaient de démission si, à lavenir, ils nobtenaient pas un rôle efficient au sein du Conseil dEtat. Philippe II promit de subvenir aux exigences justifiées de la noblesse: cependant, en même temps, il décida de laisser aux Pays-Bas Antoine Perrenot, évêque dArras, qui devint plus tard le cardinal Granvelle, afin daider la nouvelle gouvernante Marguerite de Parme.

En rapport avec ceci, il convient de remarquer quon rencontre dans la littérature encore souvent le rôle de la prétendue Consulta. Il sagit, daprès quon dit, dune institution comprenant Granvelle, Viglius et Berlaymont, institution qui est considérée comme lorganisme concurrent du Conseil dEtat. Cette Consulta était sans aucun doute, le Conseil dEtat dans sa composition la plus restreinte. Cest par la rencontre répétée de ces trois personnages que la plupart des historien ont cru avoir affaire à une institution à part, car, jusquà présent personne navait une conception très nette de la réunion quotidienne du Conseil dEtat.

Cette constatation faite, on comprendra mieux laction entreprise par la haute noblesse contre Philippe II.

Sous la régence de Marguerite de Parme, la lutte se situait dabord sur un plan personnel, par lopposition dOrange, dEgmont et de Hornes à Granvelle. Cette lutte sétend de 1561 à 1564. Ensuite elle sest poursuivie de 1564 à 1567 sur un plan institutionnel: le Conseil dEtat tendant à une suprématie absolue vis à vis les deux autres Conseils Collatéraux. Si la noblesse avait remporté la première phase du combat, elle perdait néanmois la seconde. La décapitation dEgmont et de Hornes sur la grand-place de Bruxelles, le 6 juin 1568, en fut la fin tragique.

Ce dernier événement eut déjà lieu sous la régence du duc dAlve, personnage fort autoritaire. Ce gouverneur-général a complètement supprimé le rôle politique du Conseil dEtat. Les attributions juridiques et financières du Conseil Privé et du Conseil des Finances furent également limitées en grande partie par lactivité du Conseil des Troubles et par les conseillers financiers espagnols.

Après la mort de Réquesens, en 1576, le Conseil dEtat assumait provisoirement le gouvernement; mais ses membres furent emprisonnés peu de temps après. Sous le gouvernement de Don Juan, les Etats-Généraux étendaient de plus en plus leur pouvoir dans les Pays-Bas.

En conclusion, il convient de souligner que les Conseils Collatéraux du seizième siècle ne peuvent pas être considérés comme des institutions rationnelles, bien organisées et modernes. Les traditions médiévales étaient encore sensiblement vivantes et influentes. Les membres des Conseils centraux sont plutôt des co-regnants et des co-régents que de simples fonctionnaires. Au cours dune lente évolution, les institutions centrales, grâce à linfluence croissante des juristes et malgré lintervention de la noblesse, se sont adaptées aux exigences de létat moderne.