Le secretaire de Requesens au seigneur Ruy Gomez

Il lui fait un rapport défavorable de la situation des affaires.

Vous vous pourez pleindre de ce que je ne vous escrips plus souvent de l’estat de pardeçà, mais je sçay que vous m’excuserez facillement veu les affaires que nous avons, car je vous assure qu’il fault que Dieu nous tienne par la main extraordinairement. Ce que nou deffaut pour continuer la guerre et maintenir ce que nous avons, est si grand que je ne sçay comment il en ira, si Dieu n’y pourvoit; car on pourroit bien lever des gens en abondance, voire jusques à 20,000 lansquenet et 10.000 reistres, mais il n’y a de quoy les paier, et sont gens qui ne veullent sortir du païs sans estre paiez et gastent le pays cependant en sorte qu’il le détruisent. La pluspart de ce que nous avons de gens avoit esté levez contre l’armée qu’amenoit le Conte Lodovic et autres levées qui se [faissent] en Allemaigne, mais avec la deffaict d’icelluy tout cela a prins fin.
En Hollande et partie de Gueldres il y a deux armées, mais elles ne passent point outre, d’autant qu’il n’ont de quoy mener l’artillerie pour faire batteries; car seulement pour la mectre hors et pour la soldy d’ung mois d’artillerie fault plus de 100 mille […] [mot illisible] et ne les avons pas, ny de quoy paier et entretenir l’infanterie ny la chavallerie: et tous se mutinent horsmis les Espagnols, lesquelz s’estoient mutinez auparavant en Anvers, et ces jours passés ont gaignés au païs d’Altène deux fort de l’ennemis et une ville qui s’appèle Worcum sur la Meuse, laquelle est de quelque importance pour entreprendre par là aultres choses meilleurs; et les gens de guerre sont demeuré là par faut d’artillerie ou, pour mieux dire, par faut d’argent. Au mesme temps a esté prins le païs de Bommel, qui est une isle fort fertile, environnée d’une part par la Meuse et de l’autre du Wal, mais la ville de Bommel n’a pas esté assiégée, par faut d’artillerie, mais nous avons gaignés ce point de mettre là douze mille piétons qui gasteront leur campaigne et se conservera la nostre, et le mesme ce faict au pais d’Altène.
Environ ce mesme temps est entré le maistre du camp Valdès en Hollande avec six ou sept mille piétons, et fist une gaillarde entrée, car les Espaignolz qu’i avoit menez, outre les Valons et Allemans, d’autant qu’ils estoient offencez par les vielles bandes qui disent qu’ils ont besongnez et qu’il n’ont point combattu, et touttesfois ils ont fort bien faicts et ont prins d’assault trois fort d’importance et tué plus de 1500 hommes et prins dix ou douze enseignes: ils ont prins aussy 400 Anglois avec quatres enseignes, lesquels ont esté renvoyez à leur Royne, afin qu’elle les chastie, s’ils sont venus, sans congé, pour combattre contre Sa Majesté.
Mais tout cecy n’est rien au pris de ce que les rebelles tiennent et les places, don’t la moins fort estoit Harlem et Alckmar; Harlem s’est rendue à composition, mais Alckmar n’a peu estre prise. Et sont en grand nombre les villes et païs rebelles, qui est presque toute la Hollande et outre cela toute la Zéelande, qui sont les isles qui doivent estre prise par les forces de mer et avec difficultez, voire si grand que, si plusieurs des villes ne se veullent rendre, on ne les rendra poinct; nous qui sommes prez voyons tous cecy de nos yeulx, et ceux de la court d’Espaigne le voyent de loing. Il est à croire que le roy ne peut faire davantage, mais il perdera tout cecy, s’il ne peut soustenir la guerre, ou s’il ne veut venir par deçà, et celluy-cy est le dernier remède, puisque les deniers deffaillent; et cecy soit entre vous et moy. Dieu pouroit ouvrir chemin à ce que, sans argent et sans la venue de Sa Majesté Majesé, cest guerre s’achevast, et j’ay fiance en Luy, en la saincteté du Commandeur-Major qu’elle s’achevera bien.
Le pardon général a été publié, mais les villes rebelles disent qu’elles ne firont leurs personnes, sinon que le Roy soit icy; car une autre fois a esté publié, combien que non pas si grand, et le Duc, selon qu’il disent, ne leurs tient proumesse en quelques poincts, et le Prince est fort et luy semble qu’il est venu au bout de ses affaires; mais, avec la venue de nostre armée et autres effects que nous pensons faire, possible les choses se changeront. Et pour une lettre sans chiffres cecy suffit, et me repens d’en avoir tant dict, veu le peu de seurté qu’il y a ès chemins, et si quelquefois j’escris briefvement, croiez que le faiz pour ce qu’il me souvient de cest inconvénient dès que je commence à escrire. Le jour de pentecoste vint jusques près d’Anvers une partie de l’armée de l’ennemy, qui pouvoient estre environ 40 navires, et les nostres estoient 22, qui estoient à la garde à deux lieux d’Anvers avec le vice-admiral qui estoit de la mesme ville, lequel avoit intelligence avec l’ennemy pour luy livrer nostre armée, et le fist ainsy, puisque de 22 eschappèrent seulement 8. Entre ceulx-là y avoit deux fort bonne navires et le vice-admiral, qu’il emmenèrent avec les mariniers qui estoient de l’intelligence; car ceux qui n’en estoient point se jettèrent dans l’eau, car c’estoit la rivière là où ils estoient. Et vous ay voulu dire cecy, combien que vous l’aurez desjà sçeu par autres plus loing, afin que vous voyez et considérez que tout ce qui est entre les mains de ses gens icy, qui se disent estre catholiques et amis, es de cest sorte. Et combien plusieurs choses succèdent, tantost bien, tantost mal pour nous, sachés que n’en faisons poinct de cas, d’autant que c’est un chaos si grand ce qui est entre noz mains maintenent, que je ne vous saurois dire.
Je feray fin à la présente, vous ayant déclarez que lesa mutins ont estez à la fin payez et sont sortis sans faire désordre, don’t sommes bien joyeux. Son Excellence escript assez au loing et dépeind bien au viff au Roy ce qui se passe par deçà; mais depuis qu’il est par deçà il n’a envoyé personne vers Sa Majesté pour l’informer au vray et luy remonstrer l’estat de par deçà, et luy dire avec larmes, afin qu’il le croie à la parfin; et cela se devroit faire d’autant plus maintenant que le Duc d’Albe est à la court, lequel maintiendra qu’il a laissé le tout en bonne estat et que Son Excellence a tout gasté. J’ay supplié souvent Son Excellence qu’il instruise quelque personnage qui puisse faire ce voyage, mais il me respond qu’il n’a personne de qui il se puisse fier; car, s’il y a quelques uns bien informés de l’estat de ce païs, ce sont ceux qui sont créatures des partisans. Dieu pourvoie à tout. – 26 juin.

D’après: Groen van Prinsterer, Archives , première série, t. V, lettre 512, pp. 28-32.