Source
Bibliothèque d’Arras, Ms. 249, Commencement de l’histoire des troubles des Pays-Bas, advenuz subz le gouvernement de madame la duchesse de Parme. Cité d’apr`es Louis Prosper Gachard éd., Correspondance de Guillaume le Taciturne, prince d’Orange , t. II (Bruxelles : C. Muquardt, 1850) p. iii-v.
Texte
A la verité, c’estoit un personnaige de merveilleux jugement, lequel tenoit sur tous aultres table magnifique et sumptueuse, où les petits compaignons estoient toujours bien venus, aussi bien que le plus grand. Jamais parolle arrogante ou indiscrète ne sortoit de sa bouche, par colère, ni aultrement; mesmes, quand aucuns de ses domestiques lui faisoient faulte, se contentoit de les admonester gracieusement, sans user de menaces. Il estoit d’une éloquence admirable, avec laquelle il mettoit en évidence les conceptions sublimes de son esprit, et faisoit plier les aultres seigneurs de la court, ainsy que bon lui sembloit. Sy estoit singulièrement aimé et bien vollu de la commune, pour une gracieuse faon de faire qu’il avoit de saluer, caresser et arraisonner privément et familièrement tout le monde. Au demeurant, d’ung naturel timide et craintif… Voilà pourquoi on disoit à la court ung commun proverbe: Le conseil du prince d’Orange et l’exécution du comte d’Egmont. (…)
Ledit prince parloit tousjours froidement et sans colère; sa contenance estoit humble et gracieuse, meslée d’une bien séantte gravité, et avoit la parolle tant attréante, qu’il tournoit aisément ceulx quy l’escoutoient, à suivre ses opinions.
Quant au fait de la religion, il s’y comportoit si dextrement, que les plus fins n’y savoient riens cognoistre: les catholiques le réputaient catholique, et les luthériens luthérien, car il assistoit journellement à la messe avec sa femme et sa fille, qui suivoient l’hérésie de Luther, sans faire samblant d’estre mal content. Il trouvoit mauvaise la sévérité de nos théologiens, en tant qu’ils voloient garder exactement les anciennes constitutions et cérémonies de l’Église, sans céder ung seul point à leurs adversaires; blasmoit les calvinistes, comme gens séditieulz et sans repos, et néantmoins avoit en horreur le placart de l’Empereur que les condempnoit à la mort, estimant, ainsy que faisoient lors beaucoup de catholiques, que c’estoit chose cruelle de faire mourir ung homme, pour seulement avoir soustenu une opinion, jasoit qu’elle fût erronée; disant qu’en choses que touchoient nostre conscience, la cognoissance et punition devoit estre réservée à Dieu; alléguant la sentence que certain grossier d’ Allemaigne allégua quelquefois à l’empereur Charles cincquiesme: Sire, servés-vous des corps, sans vous souscier des âmes. Brief, qu’il l’eust volu croire, l’on eust estably une espèce de religion qu’il fantastiquoit en son esprit, demie catholique et demie luthérienne, pour donner contentement aux uns et aux autres, qu’il estimoit estre le vray moyen pour appaiser les troubles de la crestienté. Mais, si vous le considérés, d’après son inconstance au fait de la religion, avecq ses aultres comportements, discours et lettres missives qu’il at escript à diverses personnes, et spécialement au ducq d’Anjou, vous trouverés qu’il estoit du nombre de ceulx que pensent que la religion chrestienne soit une invention politique, pour contenir le peuple en office par voie de Dieu, non plus ni moins que les cérémonies, divinations et superstitions que Numa Pompilius introduisit à Rome, pour adoucir le rude naturel des premiers Romain; couvrants leur impiété du nom spécieux de politique. Ce monstrueux et détestable genre d’hommes, qui sont en grand nombre pour le jour d’huy, ont premièrement abandonné la religion catholique, comme trop sévère et rigide, pour embrasser celle de Calvin, pour estre beaucop plus libre et complaisante aux désirs de la chair; de calvinistes sont devenus neutralistes, et de neutralistes athéistes, qui est le souverain degré de toute impiété.