A Bruxelles se trouvait en 1563 un jurisconsulte d’Arras, nommé François Baudouin , qui avait été à Genève le disciple de Calvin et de Bèze, mais qui à d’autres époques flatta Philippe II (en 1567 Baudouin dédia un livre à Philippe II: ‘seul appui et espoir de toute la respublique chrestienne’, Arch. Nat. à Paris, K. 1507) et combattit la Réforme, témoin assez impartial des événements de son temps. Voici en quels termes il jugeait la situation des choses dans une lettre adressée à l’évêque de Limoges, Sébastien de l’Aubespine:
Granvelle s’irrite et souffre sans relàche du mépris que lui montrent les gentilshommes et les capitaines et tous ceux qui dépendent de ses ennemis. Il dit qu’on ne vient plus le visiter, ni diner et souper avec lui comme naguères on le faisait fréquemment. Personne n’ose franchir le seuil de sa demeure. La ligue formée contre lui comprend les grands et les petits. Il ne peut sortir sans que sa personne soit en danger. Il semble qu’il y ait là une ombre des rivalités qui divisent l’Espagne et que Ruy Gomez et le duc d’Albe étendent leurs ailes jusques dans les Pays-Bas. Le duc d’Albe soutient Granvelle; Ruy Gomez favorise ses adversaires. Egmont, Mansfeld, Berghes sont du parti de Ruy Gomez, et le duc de Clèves est de la partie.
Celui qui transmet ce récit à l’évêque de Limoges, a vu le prince d’Orange et le comte d’Egmont qui l’ont entretenu ‘sans s’être cachés de luy’. Il a même assisté à une de leurs assemblées. Il y a six mois que, voyant leurs démarches contre Granvelle sans résultats, ils résolurent d’adresser leurs plaintes au roi d’Espagne en annonçant que si l’on n’y faisait pas droit, le prince d’Orange se retirerait en Allemagne et les autres seigneurs dans leurs terres. Cette lettre fut gardée pendant quatre mois par le duc d’Albe; enfin le roi leur répondit en demandant que l’un deux se rendît près de lui: ce qu’ils furent peu disposés à faire. Ils réclamèrent donc une nouvelle audience de la duchesse de Parme et lui remirent une lettre signée d’eux tous, qui a été envoyée en Espagne. Ils ont pour eux les États et les villes. La duchesse reste seule sans appui et dans une frayeur extrême qu’il n’éclate quelque mouvement populaire.
Le même personnage demanda si ces plaintes étaient fondées sur la religion. On lui répondit que non; et, un jour que l’on devisait des affaires de France, le prince d’Orange le prit à part et lui dit: ‘Quelle opinion y a-t-on de moi? On m’assure que l’on m’y reproche, ainsi qu’aux autres seigneurs, d’être conduit par la religion et de chercher des troubles; mais on se trompe grandement: ni les seigneurs qui sont du pays, ni moi quoiqu’Allemand, nous n’avons jamais imaginé une telle méchanceté qui exciterait le peuple à détruire la nobles. Je suis le bon et vrai serviteur de mon prince; je sais qu’il m’accorde sa faveur, et , puisqu’il m’a confié la garde de ses pays, on ne me reprochera jamais d’y avoir fait naître des troubles’. Puis le prince d’Orange, parlant d’Egmont, ajouta que ce n’était qu’un bon gros soudard, fort peu occupé de religion, plus hostile que favorable aux réformes, et que leurs réclamations n’avaient qu’un but: repousser Granvelle et rétablir leur propre autorité’.
Paris, Ms. 15587 de la Bibliothèque Nationale de Paris. D’après M. le baron Kervyn de Lettenhove, Les Huguenots et les Gueux (6 tom., Bruges 1883-1885) dl. I, p. 185-187